vendredi 15 juillet 2016

UNE FÊTE CHARGÉE DE SENS





Chaque 14 juillet, depuis 136 ans, à l’exception des années d’Occupation, les citoyens célèbrent la République française. C’est en effet en 1880 que les Républicains ont fixé au 14 juillet le jour de la fête nationale, non sans mal car les opposants monarchistes étaient alors encore très influents. Par ce choix, ils voulurent associer le nouveau régime à la grande révolution, qui mit un terme aux privilèges et reconnut la souveraineté populaire, ils préférèrent pourtant rappeler les débuts d’une monarchie constitutionnelle plutôt que la première République, celle de 1792-1799, trop peu consensuelle, parce que jugée par beaucoup violente et anticléricale.

A Carentan, on se montra très républicain dans ces années 1880, encore indécises. Un maire farouchement républicain avait montré la voie, sous la courte Deuxième République. Je vous raconterai un autre jour le parcours d’Ernest Sivard de Beaulieu, premier maire carentanais issu du suffrage universel en 1848 mais proscrit dès 1851.

Sur cette place, qui avant d’être « de la République », fut « royale », puis « impériale », les habitants se réunissaient pour célébrer un régime qui promettait libertés et justice. On y planta, à plusieurs reprises, un arbre de la liberté, on s’y retrouva pour chanter, danser, banqueter, entendre des discours, comme aujourd’hui.
En ce jour, nous ravivons donc une pratique séculaire : celle de se réunir pour faire corps et dire notre espérance dans une nation civique qui veut placer le bien commun avant les intérêts particuliers, notre espoir dans un régime qui, mieux que démocratique, ambitionne de procurer à chacun les moyens de son épanouissement, de son autonomie et de sa conscience civique, notre fidélité à une République dont les principes fondamentaux doivent rester la liberté, l’égalité et la fraternité, mais aussi la laïcité et le progrès social.

La tradition du banquet, qui fut aux temps de la monarchie et de l’empire un outil politique des Républicains, et celle du bal populaire, qui est une forme participative de la fête fédératrice des citoyens, sont rétablies à Carentan en ce 14 juillet 2016 par l’association Place de la République, une jeune association de réflexion civique ouverte aux partisans d’un système politique garant de nos valeurs républicaines. Déjà en janvier de cette année, l’association avait provoqué le rassemblement sur cette même place des habitants et des artistes désireux de rendre hommage aux victimes des lâches attentats de janvier et novembre 2015, et de signifier leur attachement commun aux libertés individuelles et collectives.

En ces temps de confusion et de désamour pour le politique, d’effacement des idées devant les gesticulations politico-médiatiques, en ces temps de menaces et de progrès de l’individualisme, de repli communautaire et de suspicion, de peurs irrationnelles, l’association Place de la République veut œuvrer au rétablissement de la confiance dans l’universalité des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ne sont pas que des mots mécaniquement alignés, et contribuer au bien fondé du « vivre ensemble », avec ses différences respectées et ses attentes partagées.

Vive la République             

Olivier Jouault
Président de Place de la République
Le 14 juillet 2016

LE PREMIER PIQUE-NIQUE RÉPUBLICAIN DE PLACE DE LA RÉPUBLIQUE

Ce jeudi 14 juillet 2016, Carentanais et touristes ont passé, ensemble, une soirée chaleureuse pour fêter la République. Dès 9h 00, les bénévoles étaient à pied d’œuvre place de la République pour composer l'écrin du premier pique-nique républicain et bal populaire. Jusqu'à 18h 00, sous un soleil encourageant, ils ont installé tentes, piste, podium, tables et bancs, décoration tricolores, etc. 

L'association est fière d'avoir célébré la fête nationale sur une place qui fut le cadre de tant d'évènements politiques et historiques, et d'avoir rappelé par son initiative les fondamentaux de notre vie communautaire. 

Le groupe Aquarius a superbement animé la soirée, proposant des morceaux très variés, depuis la traditionnelle musette jusqu'aux standards actuels. Une soirée sans fausse note !  

Beaucoup de participants ont eu la gentillesse de dire combien ils ont apprécié ce 14 juillet, ce qui va droit au cœur des organisateurs fatigués par de lourds préparatifs. Sûr que si l'an prochain l'association récidive, le public sera plus nombreux encore.

Un grand merci à chacun des bénévoles. 


 







  

 





mardi 12 juillet 2016

Une première à Carentan

Jeudi 14 juillet, renouez avec une tradition civique en faisant corps avec vos concitoyens, dans la joie et l'espérance.

vendredi 1 juillet 2016

République ou Démocratie ? Une éclairante mise au point de Régis Debray qui remonte à 1989



Régis Debray
 
Êtes-vous démocrate ou républicain?
 
extrait d'un article publié dans le Nouvel observateur du 30 novembre 1989 
suite à la première affaire de voile

[…] Nous payons tous à présent, par une indéniable confusion mentale, la confusion intellectuelle entre l'idée de république issue de la Révolution française, et l'idée de démocratie, telle que la modèle l'histoire anglo-saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un autre. Pourquoi les distinguer ? [...]

Refuser par exemple à une jeune musulmane l'entrée d'une salle de classe tant qu'elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? «Bonne action», clamera le républicain. Non, «mauvaise action !» s'indignera le démocrate. «Laïcité», dira l'un. «Intolérance», dira l'autre. (Vous et moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non : quiproquo des principes.

On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains voient même là notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-Uni, Espagne, Belgique et beaucoup d'autres monarchies constitutionnelles témoignent à l'inverse qu'on peut être démocrate sans être républicain. [...]

Chaque époque a ses fétiches. Nous avons à présent, et c'est tant mieux, les droits de l'homme, l'Europe, la société civile, l'État de droit. Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On comprend l'attrait qu'il exerce sur les peuples de l'Est européen et de Chine, la vertigineuse espérance qu'il incarne à leurs yeux. Mais chez nous, c'est l'un de ces mots-valises qui confondent le genre et l'espèce, la classe et l'ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les élections libres ! Certes, ô combien. Mais l'humaniste ne crie pas «vive les glandes mammaires» parce que tous les hommes sont des mammifères. Les baleines, les chèvres et les humains donnent à téter à leurs petits, mais on demande à l'humaniste un peu plus de précision, et à l'humanité un petit effort supplémentaire. Comme l'Homo sapiens est un mammifère plus, la république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus précaire. Plus ingrate, plus gratifiante. La république, c'est la liberté, plus la raison. L'État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c'est ce qui reste d'une république quand on éteint les Lumières.

C'est une chose étrange en Europe qu' «une République indivisible, laïque, démocratique et sociale» selon le préambule de notre Constitution de 1958 (ou de 1946).

Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique, Constitution unique. Il en découle un certain nombre d'usages, d'inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins démocratiques ne cessent de s'ébaudir ou de s'indigner. [...] Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés eurent l'audace d'arracher à Dieu, pour la première fois, le gouvernement des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et à contre-courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République n'a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n'y avait que deux républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques changements de noms, alentour, je me risquerai à soutenir que la situation, cent ans plus tard, n'a pas beaucoup changé.

A l'Audimat planétaire, nous voilà encore plus à l'index. Dans un monde où sur quelque 170 États souverains plus de 100 peuvent être déjà qualifiés de religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin. Dans la Communauté européenne qu'on dit sécularisée, la laïcité n'est nulle part un principe constitutionnel. […]

La laïcité n'a pas sa raison en elle-même : s'y arrêter ou s'en obséder, c'est la ruiner à terme. Elle n'est qu'un effet secondaire et dérivé d'un principe d'organisation. La clé de voûte de ce «pilier» n'est pas la démocratie - rarement laïque - mais la république, qui l'est nécessairement. Sa remise en question est logique. N'est-ce pas dans l'hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les programmes de l'école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés à venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste prenait à Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l'État français, en lieu et place de «la République athée .

Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette noblesse d’État qui l'empâtent. La République française ne deviendra pas plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en allant jusqu'au bout de son concept, sans confusion.

Opposer la république à la démocratie, c'est la tuer. Et réduire la république à la démocratie, qui porte en elle l'anéantissement de la chose publique, c'est aussi la tuer. Comment les démêler, s'ils sont indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour
borné que soit son horizon, repose sur une idée de l'homme. Même s'il ne le sait pas, le gouvernement républicain définit l'homme comme un animal par essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses congénères. Libre est celui qui accède à la possession de soi, dans l'accord de l'acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient que l'homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et échanger. Libre est celui qui possède des biens - entrepreneur ou propriétaire. Ici donc, la politique aura le pas sur l'économie ; et là, l'économie gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c'est la réussite privée qui l'assure là.

En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens composent «la nation», ce «corps d'associés vivant sous une loi commune et représenté par le même législateur» (Sieyés). En démocratie, chacun se définit par sa «communauté», et l'ensemble des communautés fait «la société». Ici les hommes sont frères parce qu'ils ont les mêmes droits, et là parce qu'ils ont les mêmes ancêtres. Une république n'a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées. C'est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des sénateurs mormons. Concitoyen n'est pas coreligionnaire.

[…] En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est que si on n'apprend pas à croire, il faut apprendre à raisonner. «C'est dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu'on a besoin de toute la puissance de l'éducation». Une république d'illettrés est un cercle carré, parce qu'un ignorant ne peut être libre, participer à la rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de la population serait analphabète n'est nullement impensable.

En république, l'État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie, les Églises sont libres de toute emprise étatique. Par «séparation des Églises et de l'État», on signifie en France que les Églises doivent s'effacer devant l'État, et aux États-Unis que l'État doit s'effacer devant les Églises. On comprend pourquoi : en souche protestante, terrain d'élection de la démocratie, le droit à la dissidence était inclus dans la croyance, l'esprit de religion ne faisant qu'un avec l'esprit de liberté. En terrain catholique, le droit à la dissidence a dû être arraché par l'État à l’Église parce qu'elle se posait en propriétaire éternel du Vrai et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d'université et aux membres de l'Académie par le protocole républicain est celui qu'occupent cardinaux et évêques dans les cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de change et ses préfets de police. Bon indice que l'évolution du protocole.

L'idée universelle régit la république. L'idée locale régit la démocratie. Ici,
chaque député l'est de la nation entière. Là, un représentant l'est de sa seule circonscription, ou «constituency». La première proclame à la face du monde les droits de l'homme universel, que personne n'a jamais vu. La seconde défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des Allemands, droits déjà acquis par des collectivités bien limitées mais réelles. Car l'universel est abstrait et le local concret, ce qui confère à chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa référence suprême, l'État en république est unitaire et par nature centralisé. Il unifie par-dessus clochers, coutumes et corporations les poids et mesures, les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier scolaires. La démocratie qui s'épanouit dans le pluriculturel est fédérale par vocation et décentralisée par scepticisme. «A chacun sa vérité», soupire le démocrate, pour qui il n'y a que des opinions (et elles se valent toutes, au fond). «La vérité est une et l'erreur multiple», serait tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate. Ce dernier ne voit rien de mal à ce que chaque communauté urbaine, religieuse ou régionale ait ses leaders «naturels», ses écoles avec programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork illégitime pour un républicain.

[…] Une république se fait d'abord avec des républicains, en esprit. Une démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes juridiques. 50 % d'abstentions aux élections privent une république de substance, mais n'entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges n'est pas républicain. Pas seulement parce qu'il dépossède le peuple législateur de sa souveraineté, il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et conscience, ce que les lois lui dictent.

[…] En république, la citoyenneté ne dépend pas d'une situation de fait mais d'un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l'a ou on ne l'a pas, mais si on l'a, c'est à part entière. La souveraineté populaire ne se débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas. Une démocratie en revanche peut admettre d'avoir des citoyens de première, deuxième, troisième classe (un peu comme à Athènes) : elle seule peut distinguer entre «droit de vote aux élections municipales» et «droit de vote aux élections nationales» - distinction contraire à l'éthique comme à la légalité républicaines.

En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village: la mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l'école, où le maître apprend aux enfants à se passer de maître. Ou encore, pour faire image, l'Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.

La république, dans l'enfant, cherche l'homme et ne s'adresse en lui qu'à ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l'enfant dans l'homme, craignant de l'ennuyer si elle le traite en adulte. Nul enfant n'est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l'élève s'élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment : la république n'aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.

En république, la société doit ressembler à l'école, dont la mission première est de former des citoyens aptes à juger de tout par leur seule lumière naturelle. En démocratie, c'est l'école qui doit ressembler à la société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au marché de l'emploi. On réclamera en ce cas une école «ouverte sur la vie », ou encore une «éducation à la carte». En république, l'école peut être qu'un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) à l'égard des forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent à hue et à dia. Car ce n'est pas la même école, qui se destine l'une à libérer l'homme de son milieu et l'autre à mieux l'y insérer. Et tandis que l'école républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans l'école démocratique une pépinière d'imbéciles compétitifs. Ainsi va la méchanceté, par tirs croisés.

La république aime l'école (et l'honore); la démocratie la redoute (et la néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c'est encore la philosophie à l'école. Il n'est pas de moyen plus sûr pour distinguer une république d'une démocratie que d'observer si la philosophie s'enseigne ou non au lycée, avant l'entrée à l'université. On verra que dans la partie la plus démocratique de l'Europe, celle du Nord, de souche protestante, c'est l'enseignement religieux qui en tient lieu dans les classes terminales. Les systèmes d'enseignement démocratiques tiennent la philosophie pour un supplément d'âme facultatif, à se partager entre pasteurs et poètes. En république, la philosophie est une matière obligatoire, qui n'a pas pour fin d'exposer des doctrines mais de faire naître des problèmes. C'est l'école et notamment le cours de philosophie qui, en république, relie d'un lien organique les intellectuels au peuple, quelle que soit l'origine sociale des élèves.

Parce qu'elle est une idée, philosophique, la république est interminable. Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l'histoire, et ce qui la porte en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Parce qu'elle est un fait, sociologique, la démocratie peut se trouver belle en son miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une propagande ethnocentrique mais efficace. Se jugeant indépassable, une démocratie se donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite, et toujours trop particulière au regard de la République universelle qu'elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu'un exemple.

[…] La mémoire est la vertu première des républiques, comme l'amnésie est la force des démocraties. Là où l'homme fait l'homme, chaque enfant en naissant est âgé de six mille ans. Quand on n'a que l'histoire pour soi, s'amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c'est Dieu qui fait l'homme, il le refait intact à chaque naissance. Inutile de se remémorer ce qu'il y avait avant nous, chaque époque recommence l'aventure à zéro. Les plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, là aux télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de plus de morts que de vivants, alors qu'en démocratie comme à la télé seuls les vivants ont le droit d'informer les vivants. Chaque système a ses inconvénients, on en discute.

La république aime l'égalité, sans être égalitariste. Car ce n'est pas la justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s'agit de les proportionner - éternel problème sans formule passe-partout, dont la solution toujours précaire appelle l'interminable combat pour la justice. L'égalité sociale n'est pas au programme de la démocratie où l'on parle d'autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu'on veut surmonter l'embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le terme d'«égalité», le démocrate peut se contenter de l'égalité juridique devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement une certaine équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient, à ses yeux, un faux-semblant léonin. [...] Il n'y a plus, dans un pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l'écart des revenus et des patrimoines y est de 1 à 50. L'idéal républicain postule, lui, un certain respect des proportions. Les salaires faramineux des vedettes et des puissants du jour, par hasard révélés au public, ne suscitent chez le fauché démocrate qu'un haussement d'épaules simples rançons, dira-t-il, de la liberté d'entreprendre. Ce n'est pas, en revanche, pour le républicain, poser à l'ascète ou au spartiate que de réprouver les fossés du luxe et l'accroissement des privilèges. La pauvreté émeut une démocratie, elle ébranle une république. La première veut un maximum de solidarité - et quelques dons. La seconde, un minimum de fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que l'une confie à des fondations, l'autre le demande d'abord à des ministères.

[…] Un républicain se gardera de dissocier l'homme du citoyen parce que c'est l'appartenance à la cité qui donne à un homme ses droits politiques. Dés le moment où l'individu n'est plus traité comme citoyen mais comme un simple particulier, l'esclavage pointe à l'horizon - et dans l'immédiat, l'arbitraire, qui est l'absence de lois. La liberté en république n'advient à l'individu que par la force des lois, c'est-à-dire par l’État. Il n'est pas étonnant que les démocrates ne parlent que des «droits de l'homme» quand un républicain ajoute toujours : «et du citoyen». Ajout qui n'est pas à ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition de la tolérance et non son opposé.

Cela n'interdit pas qu'en son privé, et assez souvent, le républicain réfractaire à l'air du temps se conduise en «individualiste» et le démocrate, âme poreuse que le social oblige, en «socialisé». L'individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l'âme d'un monde sans individus, l'arôme spirituel du mouton. La statistique promeut plus sûrement l'opinion médiocre que l'opinion éclairée. Les chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et orthodoxies, baptisent «liberté» le «fais ce que voudras», se ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la liberté consiste à bien penser et à faire ce qu'on doit. Thélème n'est pas toujours où l'on pense.

Combler les écarts entre individus, c'est l'idéal d'un monde où une discussion est dite utile lorsqu'elle permet à des adversaires d'harmoniser in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme si la démocratie nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d'accord.
En république, on ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses différences, voire pour les aiguiser dans un mutuel respect. «Les extrêmes me touchent » est le mot d'un républicain. «Tout ce qui est excessif est insignifiant» celui d'un démocrate. La gageure du républicain: allier la malséance à la courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d'abord besoin d'esprits incommodes.

La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de scandales et de «révélations», comme de «in» et de chic, la mode servant d'ombre portée au conformisme. Monstre d'orgueil et âme noble, Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate (Flaubert ni l'un ni l'autre). Il fallait être un peu seigneur pour dire non à Napoléon III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, à qui le suffrage universel donna la majorité jusqu'à la fin. Minoritaire, un républicain s'enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée(e).

[…] Il est vrai qu'une république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les démocraties accommodantes.

[…] Ce n'est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent à présent mille fois plus de railleries que celles de la démocratie. Le rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République française de 1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire aux yeux du démocrate est toujours laid.

Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des combats d'arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin d'un match, pour la simple raison qu'il n'y a pas eu affrontement mais un glissement de plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de parler en république, la société agit et pense en démocratie. Il y a décalage entre la norme et la culture, entre l'histoire de France et la vie des Français. Ce déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-à-faux des élèves et des professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît une idée de vieux. L'école laïque aussi. Ni l'une ni l'autre ne sont «sympas». Elles impliquent des devoirs quand tout alentour nous parle droits de l'homme, avoir sans débit, plaisir sans peine. Intégration sans règle. [...]

Disons qu'il y a eu décalage entre l'intention et le résultat. Parti en 1981 pour «réconcilier le socialisme et la liberté», grandiose aventure, la gauche en est arrivée à réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir. C'est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils n'étaient pas vraiment brouillés (la convivialité n'ayant jamais fait tort à la Bourse). Sous le nom de «socialisme», les descendants du Parti républicain prônent et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville. Bonne ou mauvaise, la surprise mérite explication. On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations, métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé à la trappe, à domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur métier, et c'est évidemment un phénomène de société que l'abdication de l'idée devant l'image, du père devant le fils de pub, de la chose publique devant les cultes privés.

[…] Notre establishment intellectuel, qui regarde l'histoire de France depuis les self-services d'outre-Atlantique, n'en revient pas de nos menus à prix fixe. Aussi a-t-il escamoté «De la République en France» sous «De la démocratie en Amérique». Tournant le dos à Michelet, ce naïf, ce pompier, il a demandé à M. Tocqueville de présenter 1789 au public, c'est-à-dire d'expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l'avènement démocratique mondial, qui met la Révolution entre parenthèses, et la République. […] Notre establishment politique tient pour un progrès qu'un gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’État et non le parlement sur la question de l'école. «État de droit» fait chic, «peuple souverain», ringard. Le gouvernement des juges n'est-il pas le dernier mot de la démocratie ? Les «autorités administratives indépendantes» ne sont-elles pas, partout, des garants d'objectivité et de neutralité ? Bien archéo, le naïf qui croit que le juge était là pour
appliquer la loi, et le citoyen pour la faire. C'est l'inverse.

Il faudrait évoquer l'abaissement de l’État et de l'idée d’État au-dedans. Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les monopoles d’État. Le salut par la privatisation, le mécénat et la sponsorisation, l'alignement des chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de reconversions amplement décrites. La République ne veut pas un État fort mais un État digne. Quand, les ressources budgétaires en baisse, la dignité devient hors de prix, le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce n'est pas un choix mais un automatisme.

[…] Pas plus qu'on ne naît laïque on ne naît républicain : on le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons, cesser de l'être. La république n'est pas une prédestination mais une situation. Elle se gagne par l'effort, et se perd sans effort. L'avenir dira si «l'intégration européenne» désignera ou non la meilleure façon qu'avait l'Europe d'enlever de sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé en partant, la vilaine, notre Révolution.

Dans l'Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier État-nation du continent devient retardataire. On s'était cru en avance parce qu'on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu'une société se fonde non sur l'obéissance des fidèles, ni sur l'appétit de consommateurs, mais sur l'autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu partout avec ses capucins et ses traders, en force ou en douceur, l'avant-garde se retrouve à la remorque. Pour se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république à Bruxelles, n'est-ce pas bien encombrant ?

Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans les rues et de plus en plus d'individus à la maison, inspire la Communauté des convoitises, non celle des principes. «Eppur si muove»1. N'est-ce pas fuir la réalité que d'habiller l'Europe des banquiers, la seule qui existe, avec le bleu de chauffe d'une Europe des travailleurs dont l'espoir ne luit que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction européenne un mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les esprits par l'abandon du projet de construction d'une société nouvelle (ce dernier s'étant brisé, comme la barque de l'amour, contre la réalité). Elle n'avait peut-être pas le choix. Mais c'est un piège : si les socialistes veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et vice versa.

Il suffirait de bons républicains. Et qu'au lieu d'apprendre de nos partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves méritants, ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les rudiments de la république (laïque et démocratique). Il n'est rien dont l'Europe ait aujourd'hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens. Si l'espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il n'est pas de lien social sans référence symbolique. L’État commun à tous viendrait-il à perdre la sienne que les Églises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction unificatrice. Par simple appel d'air. Quand une république se retire sur la pointe des pieds, ce n'est pas l'individu libre et triomphant qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement moral du pouvoir politique se paie d'une avancée politique des autorités religieuses, et d'une nouvelle arrogance des féodalités de l'argent.

Car le sentiment ne suffit pas. Il faut à la liberté personnelle des institutions, à la volonté raisonnable des appartenances. Elles s'affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes paroles, sans règles ni discipline, ouvre la porte à des duretés imprévisibles. Hier, c'est l’État et ses censures qui menaçait l'autonomie de l'individu, comme la liberté de conscience et d'expression. Aujourd'hui, c'est de la «société civile» - tohu-bohu
d'appétits et d'intolérances masquées - que montent les plus grands périls (les demandes d'interdiction et d'exclusion). La loi du cœur ne peut à elle seule faire face à la montée de pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés - médias, clergés, sciences, administration. La défense de l'autonomie individuelle passe à présent par la défense de l’État républicain et de la société qui lui correspond. L'ironie du sort faisant du plus impossible des régimes politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste.

[…] On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d'un capitalisme libéral, élégant et cynique, et d'un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l'essentiel en l'homme, qui est d'ordre culturel. Le second, qui trépasse, n'assurait même pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd'hui pour faire pièce au nous-autres de l'Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de l'Homo economicus qu'on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès, rétrograde à sa façon, nous donne à choisir entre deux sortes de retour: la régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou la nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout intérêt à demander à Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire trois petits tours à la télé. Une République française qui ne serait pas d'abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne serait plus qu'une démocratie comme les autres serait insignifiante.

Régis Debray 

 
1« Et pourtant elle tourne »


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