Régis
Debray
Êtes-vous
démocrate ou républicain?
extrait d'un article publié
dans le Nouvel
observateur
du 30 novembre 1989
suite à la première affaire de voile
[…]
Nous payons tous à présent, par une indéniable confusion mentale,
la confusion intellectuelle entre l'idée de république issue de la
Révolution française, et l'idée de démocratie, telle que la
modèle l'histoire anglo-saxonne. On les croit synonymes, et chacun
de prendre un terme pour un autre. Pourquoi les distinguer ? [...]
Refuser
par exemple à une jeune musulmane l'entrée d'une salle de classe
tant qu'elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? «Bonne
action», clamera le républicain. Non, «mauvaise action !»
s'indignera le démocrate. «Laïcité», dira l'un. «Intolérance»,
dira l'autre. (Vous et moi avons répété la scène ces derniers
temps.) Querelle de mots ? Non : quiproquo des principes.
On
peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains
voient même là notre tentation, voire notre héritage national.
Royaume-Uni, Espagne, Belgique et beaucoup d'autres monarchies
constitutionnelles témoignent à l'inverse qu'on peut être
démocrate sans être républicain. [...]
Chaque
époque a ses fétiches. Nous avons à présent, et c'est tant mieux,
les droits de l'homme, l'Europe, la société civile, l'État de
droit. Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit
de loin. On comprend l'attrait qu'il exerce sur les peuples de l'Est
européen et de Chine, la vertigineuse espérance qu'il incarne à
leurs yeux. Mais chez nous, c'est l'un de ces mots-valises qui
confondent le genre et l'espèce, la classe et l'ordre. Nous sommes
tous, en Europe, démocrates. Vive les élections libres ! Certes, ô
combien. Mais l'humaniste ne crie pas «vive les glandes mammaires»
parce que tous les hommes sont des mammifères. Les baleines, les
chèvres et les humains donnent à téter à leurs petits, mais on
demande à l'humaniste un peu plus de précision, et à l'humanité
un petit effort supplémentaire. Comme l'Homo sapiens est un
mammifère plus, la république est la démocratie plus. Plus
précieuse et plus précaire. Plus ingrate, plus gratifiante. La
république, c'est la liberté, plus la raison. L'État de droit,
plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie,
dirons-nous, c'est ce qui reste d'une république quand on éteint
les Lumières.
C'est
une chose étrange en Europe qu' «une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale» selon le préambule de notre
Constitution de 1958 (ou de 1946).
Ce
statut de droit légitime un état de fait.
A histoire unique, Constitution unique. Il en découle un certain
nombre d'usages, d'inhibitions, de passions et de devoirs dont nos
amis et voisins démocratiques ne cessent de s'ébaudir ou de
s'indigner. [...] Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793,
lorsque des insensés eurent l'audace d'arracher à Dieu, pour la
première fois, le gouvernement des hommes sur un canton de la
planète, nous sommes marginaux et à contre-courant. Deux cents ans
après et en dépit des apparences, notre République n'a pas en
Europe de véritable équivalent. En 1889, il n'y avait que deux
républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré
quelques changements de noms, alentour, je me risquerai à soutenir
que la situation, cent ans plus tard, n'a pas beaucoup changé.
A
l'Audimat planétaire, nous voilà encore plus à l'index. Dans un
monde où sur quelque 170 États souverains plus de 100 peuvent être
déjà qualifiés de religieux, les nations laïques forment une
minorité en peau de chagrin. Dans la Communauté européenne qu'on
dit sécularisée, la laïcité n'est nulle part un principe
constitutionnel. […]
La
laïcité n'a pas sa raison en elle-même : s'y arrêter ou s'en
obséder, c'est la ruiner à terme. Elle n'est qu'un effet secondaire
et dérivé d'un principe d'organisation. La clé de voûte de ce
«pilier» n'est pas la démocratie - rarement laïque - mais la
république, qui l'est nécessairement. Sa remise en question est
logique. N'est-ce pas dans l'hiver 1940 que les devoirs envers Dieu
furent rétablis dans les programmes de l'école primaire, et en 1941
que les curés furent autorisés à venir faire le catéchisme en
classe ? Au moment où, cachée derrière un auguste Maréchal, une
technocratie jeune, compétente et moderniste prenait à Vichy, entre
un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l'État français, en
lieu et place de «la République athée .
Nous
le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre
République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne,
autoritaire et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage
monarchique, cette noblesse d’État qui l'empâtent. La République
française ne deviendra pas plus démocratique en devenant moins
républicaine. Mais en allant jusqu'au bout de son concept, sans
confusion.
Opposer
la république à la démocratie, c'est la tuer. Et réduire la
république à la démocratie, qui porte en elle l'anéantissement de
la chose publique, c'est aussi la tuer. Comment les démêler, s'ils
sont indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout
gouvernement, pour
borné que soit son horizon, repose sur une
idée de l'homme. Même s'il ne le sait pas, le gouvernement
républicain définit l'homme comme un animal par essence
raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses
congénères. Libre est celui qui accède à la possession de soi,
dans l'accord de l'acte et de la parole. Le gouvernement démocratique
tient que l'homme est un animal par essence productif, né pour
fabriquer et échanger. Libre est celui qui possède des biens -
entrepreneur ou propriétaire. Ici donc, la politique aura le pas sur
l'économie ; et là, l'économie gouvernera la politique. Les
meilleurs en république vont au prétoire et au forum ; les
meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que donne ici
le service du bien commun, ou la fonction publique, c'est la réussite
privée qui l'assure là.
En
république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens
composent «la nation», ce «corps d'associés vivant sous une loi
commune et représenté par le même législateur» (Sieyés). En
démocratie, chacun se définit par sa «communauté», et l'ensemble
des communautés fait «la société». Ici les hommes sont frères
parce qu'ils ont les mêmes droits, et là parce qu'ils ont les mêmes
ancêtres. Une république n'a pas de maires noirs, de sénateurs
jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées. C'est une
démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des
sénateurs mormons. Concitoyen n'est pas coreligionnaire.
[…]
En république la liberté est une conquête de la raison. La
difficulté est que si on n'apprend pas à croire, il faut apprendre
à raisonner. «C'est dans le gouvernement républicain, disait
Montesquieu, qu'on a besoin de toute la puissance de l'éducation».
Une république d'illettrés est un cercle carré, parce qu'un
ignorant ne peut être libre, participer à la rédaction ou prendre
connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de la
population serait analphabète n'est nullement impensable.
En
république, l'État est libre de toute emprise religieuse. En
démocratie, les Églises sont libres de toute emprise étatique. Par
«séparation des Églises et de l'État», on signifie en France que
les Églises doivent s'effacer devant l'État, et aux États-Unis que
l'État doit s'effacer devant les Églises. On comprend pourquoi : en
souche protestante, terrain d'élection de la démocratie, le droit à
la dissidence était inclus dans la croyance, l'esprit de religion ne
faisant qu'un avec l'esprit de liberté. En terrain catholique, le
droit à la dissidence a dû être arraché par l'État à l’Église
parce qu'elle se posait en propriétaire éternel du Vrai et du Bien.
Et le rang assigné aux recteurs d'université et aux membres de
l'Académie par le protocole républicain est celui qu'occupent
cardinaux et évêques dans les cérémonies démocratiques. Une
république fait passer ses écrivains et ses penseurs avant, une
démocratie après ses agents de change et ses préfets de police.
Bon indice que l'évolution du protocole.
L'idée
universelle régit la république. L'idée locale régit la
démocratie. Ici, chaque
député l'est de la nation entière.
Là, un représentant l'est de sa seule circonscription, ou
«constituency». La première proclame à la face du monde les
droits de l'homme universel, que personne n'a jamais vu. La seconde
défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des Allemands,
droits déjà acquis par des collectivités bien limitées mais
réelles. Car l'universel est abstrait et le local concret, ce qui
confère à chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison
étant sa référence suprême, l'État en république est unitaire
et par nature centralisé. Il unifie par-dessus clochers, coutumes et
corporations les poids et mesures, les patois, les administrations
locales, les programmes et le calendrier scolaires. La démocratie
qui s'épanouit dans le pluriculturel est fédérale par vocation et
décentralisée par scepticisme. «A chacun sa vérité», soupire le
démocrate, pour qui il n'y a que des opinions (et elles se valent
toutes, au fond). «La vérité est une et l'erreur multiple»,
serait tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre
les fautifs en péril. Le self-government et les statuts spéciaux
ravissent le démocrate. Ce dernier ne voit rien de mal à ce que
chaque communauté urbaine, religieuse ou régionale ait ses leaders
«naturels», ses écoles avec programmes adaptés, voire ses
tribunaux et ses milices. Patchwork illégitime pour un républicain.
[…]
Une république se fait d'abord avec des républicains, en esprit.
Une démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative
indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes
juridiques. 50 % d'abstentions aux élections privent une république
de substance, mais n'entament pas une démocratie. Le gouvernement
des juges n'est pas républicain. Pas seulement parce qu'il dépossède
le peuple législateur de sa souveraineté, il dispense chaque
citoyen de vouloir, en son âme et conscience, ce que les lois lui
dictent.
[…]
En république, la citoyenneté ne dépend pas d'une situation de
fait mais d'un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l'a
ou on ne l'a pas, mais si on l'a, c'est à part entière. La
souveraineté populaire ne se débite pas en tranches et les droits
politiques ne se hiérarchisent pas. Une démocratie en revanche peut
admettre d'avoir des citoyens de première, deuxième, troisième
classe (un peu comme à Athènes) : elle seule peut distinguer entre
«droit de vote aux élections municipales» et «droit de vote aux
élections nationales» - distinction contraire à l'éthique comme à
la légalité républicaines.
En
république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village: la
mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et
l'école, où le maître apprend aux enfants à se passer de maître.
Ou encore, pour faire image, l'Assemblée nationale et la Sorbonne.
En démocratie, ce sont le temple et le drugstore, ou encore la
cathédrale et la Bourse.
La
république, dans l'enfant, cherche l'homme et ne s'adresse en lui
qu'à ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie
flatte l'enfant dans l'homme, craignant de l'ennuyer si elle le
traite en adulte. Nul enfant n'est comme tel adorable, dit le
républicain, qui veut que l'élève s'élève. Tous les hommes sont
aimables parce que ce sont au fond de grands enfants, dit le
démocrate. Cela peut se dire plus crûment : la république n'aime
pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.
En
république, la société doit ressembler à l'école, dont la
mission première est de former des citoyens aptes à juger de tout
par leur seule lumière naturelle. En démocratie, c'est l'école qui
doit ressembler à la société, sa mission première étant de
former des producteurs adaptés au marché de l'emploi. On réclamera
en ce cas une école «ouverte sur la vie », ou encore une
«éducation à la carte». En république, l'école peut être qu'un
lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans
quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) à
l'égard des forces sociales, politiques, économiques ou religieuses
qui la tirent à hue et à dia. Car ce n'est pas la même école, qui
se destine l'une à libérer l'homme de son milieu et l'autre à
mieux l'y insérer. Et tandis que l'école républicaine sera réputée
produire des chômeurs éclairés, on verra dans l'école
démocratique une pépinière d'imbéciles compétitifs. Ainsi va la
méchanceté, par tirs croisés.
La
république aime l'école (et l'honore); la démocratie la redoute
(et la néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus
c'est encore la philosophie à l'école. Il n'est pas de moyen plus
sûr pour distinguer une république d'une démocratie que d'observer
si la philosophie s'enseigne ou non au lycée, avant l'entrée à
l'université. On verra que dans la partie la plus démocratique de
l'Europe, celle du Nord, de souche protestante, c'est l'enseignement
religieux qui en tient lieu dans les classes terminales. Les systèmes
d'enseignement démocratiques tiennent la philosophie pour un
supplément d'âme facultatif, à se partager entre pasteurs et
poètes. En république, la philosophie est une matière obligatoire,
qui n'a pas pour fin d'exposer des doctrines mais de faire naître
des problèmes. C'est l'école et notamment le cours de philosophie
qui, en république, relie d'un lien organique les intellectuels au
peuple, quelle que soit l'origine sociale des élèves.
Parce
qu'elle est une idée, philosophique, la république est
interminable. Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans
l'histoire, et ce qui la porte en avant est cet infini même, cette
insatisfaction de soi. Parce qu'elle est un fait, sociologique, la
démocratie peut se trouver belle en son miroir. Ce contentement de
soi assez fréquent permet une propagande ethnocentrique mais
efficace. Se jugeant indépassable, une démocratie se donne en
modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite, et
toujours trop particulière au regard de la République universelle
qu'elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu'un
exemple.
[…]
La mémoire est la vertu première des républiques, comme l'amnésie
est la force des démocraties. Là où l'homme fait l'homme, chaque
enfant en naissant est âgé de six mille ans. Quand on n'a que
l'histoire pour soi, s'amputer du passé serait se mutiler soi-même.
Quand c'est Dieu qui fait l'homme, il le refait intact à chaque
naissance. Inutile de se remémorer ce qu'il y avait avant nous,
chaque époque recommence l'aventure à zéro. Les plus grands
honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, là aux télévisions.
Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des
grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue
le temps agréablement. Une république comme une bibliothèque est
composée de plus de morts que de vivants, alors qu'en démocratie
comme à la télé seuls les vivants ont le droit d'informer les
vivants. Chaque système a ses inconvénients, on en discute.
La
république aime l'égalité, sans être égalitariste. Car ce n'est
pas la justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions
et les récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts.
Il s'agit de les proportionner - éternel problème sans formule
passe-partout, dont la solution toujours précaire appelle
l'interminable combat pour la justice. L'égalité sociale n'est pas
au programme de la démocratie où l'on parle d'autant plus haut et
fort des libertés publiques et individuelles qu'on veut surmonter
l'embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le terme
d'«égalité», le démocrate peut se contenter de l'égalité
juridique devant la loi ; mais le républicain y ajoute
obligatoirement une certaine équité des conditions matérielles,
sans laquelle le pacte civique devient, à ses yeux, un faux-semblant
léonin. [...] Il n'y a plus, dans un pays, de république, mais il y
a encore démocratie lorsque l'écart des revenus et des patrimoines
y est de 1 à 50. L'idéal républicain postule, lui, un certain
respect des proportions. Les salaires faramineux des vedettes et des
puissants du jour, par hasard révélés au public, ne suscitent chez
le fauché démocrate qu'un haussement d'épaules simples rançons,
dira-t-il, de la liberté d'entreprendre. Ce n'est pas, en revanche,
pour le républicain, poser à l'ascète ou au spartiate que de
réprouver les fossés du luxe et l'accroissement des privilèges. La
pauvreté émeut une démocratie, elle ébranle une république. La
première veut un maximum de solidarité - et quelques dons. La
seconde, un minimum de fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que
l'une confie à des fondations, l'autre le demande d'abord à des
ministères.
[…]
Un républicain se gardera de dissocier l'homme du citoyen parce que
c'est l'appartenance à la cité qui donne à un homme ses droits
politiques. Dés le moment où l'individu n'est plus traité comme
citoyen mais comme un simple particulier, l'esclavage pointe à
l'horizon - et dans l'immédiat, l'arbitraire, qui est l'absence de
lois. La liberté en république n'advient à l'individu que par la
force des lois, c'est-à-dire par l’État. Il n'est pas étonnant
que les démocrates ne parlent que des «droits de l'homme» quand un
républicain ajoute toujours : «et du citoyen». Ajout qui n'est pas
à ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la
condition de la tolérance et non son opposé.
Cela
n'interdit pas qu'en son privé, et assez souvent, le républicain
réfractaire à l'air du temps se conduise en «individualiste» et
le démocrate, âme poreuse que le social oblige, en «socialisé».
L'individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors
l'âme d'un monde sans individus, l'arôme spirituel du mouton. La
statistique promeut plus sûrement l'opinion médiocre que l'opinion
éclairée. Les chambardeurs qui vénèrent la différence,
brocardent vulgates et orthodoxies, baptisent «liberté» le «fais
ce que voudras», se ressemblent parfois plus entre eux que les
esprits rangés pour qui la liberté consiste à bien penser et à
faire ce qu'on doit. Thélème n'est pas toujours où l'on pense.
Combler
les écarts entre individus, c'est l'idéal d'un monde où une
discussion est dite utile lorsqu'elle permet à des adversaires
d'harmoniser in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes,
comme si la démocratie nous imposait ce devoir envers autrui :
tomber d'accord.
En république, on ne juge pas inutile de
débattre pour clarifier ses différences, voire pour les aiguiser
dans un mutuel respect. «Les extrêmes me touchent » est le
mot d'un républicain. «Tout ce qui est excessif est insignifiant»
celui d'un démocrate. La gageure du républicain: allier la
malséance à la courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a
d'abord besoin d'esprits incommodes.
La
démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer,
de scandales et de «révélations», comme de «in» et de chic, la
mode servant d'ombre portée au conformisme. Monstre d'orgueil et âme
noble, Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée,
un démocrate profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve
démocrate (Flaubert ni l'un ni l'autre). Il fallait être un peu
seigneur pour dire non à Napoléon III, ami des pauvres et champion
avoué de la démocratie, à qui le suffrage universel donna la
majorité jusqu'à la fin. Minoritaire, un républicain s'enflamme.
Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée(e).
[…]
Il est vrai qu'une république malade dégénérera en caserne, comme
une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire guette
les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les
démocraties accommodantes.
[…]
Ce n'est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république
excitent à présent mille fois plus de railleries que celles de la
démocratie. Le rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces.
Dans la République française de 1989, la république est devenue
minoritaire. Et le minoritaire aux yeux du démocrate est toujours
laid.
Le
démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des
combats d'arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la
fin d'un match, pour la simple raison qu'il n'y a pas eu affrontement
mais un glissement de plaques tectoniques sous nos pieds. La nation
continue de parler en république, la société agit et pense en
démocratie. Il y a décalage entre la norme et la culture, entre
l'histoire de France et la vie des Français. Ce déphasage entre le
protocole et les usages explique le porte-à-faux des élèves et des
professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un
Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en
républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît
une idée de vieux. L'école laïque aussi. Ni l'une ni l'autre ne
sont «sympas». Elles impliquent des devoirs quand tout alentour
nous parle droits de l'homme, avoir sans débit, plaisir sans peine.
Intégration sans règle. [...]
Disons
qu'il y a eu décalage entre l'intention et le résultat. Parti en
1981 pour «réconcilier le socialisme et la liberté», grandiose
aventure, la gauche en est arrivée à réconcilier Raymond Barre
avec Harlem Désir. C'est méritoire, mais pas vraiment surhumain,
car ils n'étaient pas vraiment brouillés (la convivialité n'ayant
jamais fait tort à la Bourse). Sous le nom de «socialisme», les
descendants du Parti républicain prônent et pratiquent la
démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville. Bonne ou
mauvaise, la surprise mérite explication. On ne reprendra pas ici
dans le détail les crises, mutations, métamorphoses, écroulements,
dépassements qui ont envoyé à la trappe, à domicile, le modèle
républicain. Les sociologues font fort bien leur métier, et c'est
évidemment un phénomène de société que l'abdication de l'idée
devant l'image, du père devant le fils de pub, de la chose publique
devant les cultes privés.
[…]
Notre establishment intellectuel, qui regarde l'histoire de France
depuis les self-services d'outre-Atlantique, n'en revient pas de nos
menus à prix fixe. Aussi a-t-il escamoté «De la République en
France» sous «De la démocratie en Amérique». Tournant le dos à
Michelet, ce naïf, ce pompier, il a demandé à M. Tocqueville de
présenter 1789 au public, c'est-à-dire d'expliquer la Révolution
comme une simple étape locale de l'avènement démocratique mondial,
qui met la Révolution entre parenthèses, et la République. […]
Notre establishment politique tient pour un progrès qu'un
gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’État et non le
parlement sur la question de l'école. «État de droit» fait chic,
«peuple souverain», ringard. Le gouvernement des juges n'est-il pas
le dernier mot de la démocratie ? Les «autorités administratives
indépendantes» ne sont-elles pas, partout, des garants
d'objectivité et de neutralité ? Bien archéo, le naïf qui croit
que le juge était là pour
appliquer la loi, et le citoyen pour
la faire. C'est l'inverse.
Il
faudrait évoquer l'abaissement de l’État et de l'idée d’État
au-dedans. Le recul du service public sous couvert de la lutte contre
les monopoles d’État. Le salut par la privatisation, le mécénat
et la sponsorisation, l'alignement des chaînes publiques sur les
chaînes privées, et tant de reconversions amplement décrites. La
République ne veut pas un État fort mais un État digne. Quand, les
ressources budgétaires en baisse, la dignité devient hors de prix,
le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce n'est pas un
choix mais un automatisme.
[…] Pas plus qu'on ne naît
laïque on ne naît républicain : on le devient. On peut aussi, et
pour les mêmes raisons, cesser de l'être. La république n'est pas
une prédestination mais une situation. Elle se gagne par l'effort,
et se perd sans effort. L'avenir dira si «l'intégration européenne»
désignera ou non la meilleure façon qu'avait l'Europe d'enlever de
sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé en
partant, la vilaine, notre Révolution.
Dans
l'Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier
État-nation du continent devient retardataire. On s'était cru en
avance parce qu'on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour
qu'une société se fonde non sur l'obéissance des fidèles, ni sur
l'appétit de consommateurs, mais sur l'autonomie des citoyens. Si
Dieu revient un peu partout avec ses capucins et ses traders, en
force ou en douceur, l'avant-garde se retrouve à la remorque. Pour
se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle alléger son train
de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république à
Bruxelles, n'est-ce pas bien encombrant ?
Le
modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens
dans les rues et de plus en plus d'individus à la maison, inspire la
Communauté des convoitises, non celle des principes. «Eppur si
muove».
N'est-ce pas fuir la réalité que d'habiller l'Europe des banquiers,
la seule qui existe, avec le bleu de chauffe d'une Europe des
travailleurs dont l'espoir ne luit que dans nos banquets ? La gauche
française a fait de la construction européenne un mythe de
substitution, censé combler le vide laissé dans les esprits par
l'abandon du projet de construction d'une société nouvelle (ce
dernier s'étant brisé, comme la barque de l'amour, contre la
réalité). Elle n'avait peut-être pas le choix. Mais c'est un piège
: si les socialistes veulent être de bons Européens, ils seront de
mauvais socialistes. Et vice versa.
Il
suffirait de bons républicains. Et qu'au lieu d'apprendre de nos
partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves
méritants, ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer
les rudiments de la république (laïque et démocratique). Il n'est
rien dont l'Europe ait aujourd'hui plus besoin : restituer aux
individus leur dignité de citoyens. Si l'espace public ne leur
confère plus cette dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il
n'est pas de lien social sans référence symbolique. L’État
commun à tous viendrait-il à perdre la sienne que les Églises et
les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction
unificatrice. Par simple appel d'air. Quand une république se retire
sur la pointe des pieds, ce n'est pas l'individu libre et triomphant
qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui
brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement moral
du pouvoir politique se paie d'une avancée politique des autorités
religieuses, et d'une nouvelle arrogance des féodalités de
l'argent.
Car le sentiment ne suffit pas. Il faut à la
liberté personnelle des institutions, à la volonté raisonnable des
appartenances. Elles s'affaissent sans ossature. Une société de
compassion et de bonnes paroles, sans règles ni discipline, ouvre la
porte à des duretés imprévisibles. Hier, c'est l’État et ses
censures qui menaçait l'autonomie de l'individu, comme la liberté
de conscience et d'expression. Aujourd'hui, c'est de la «société
civile» - tohu-bohu
d'appétits et d'intolérances masquées -
que montent les plus grands périls (les demandes d'interdiction et
d'exclusion). La loi du cœur ne peut à elle seule faire face à la
montée de pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés -
médias, clergés, sciences, administration. La défense de
l'autonomie individuelle passe à présent par la défense de l’État
républicain et de la société qui lui correspond. L'ironie du sort
faisant du plus impossible des régimes politiques le plus
nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste.
[…]
On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d'un capitalisme
libéral, élégant et cynique, et d'un socialisme étatiste, idiot
et cynique. On a bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait
pas l'essentiel en l'homme, qui est d'ordre culturel. Le second, qui
trépasse, n'assurait même pas le minimum vital. Voudrait-on
aujourd'hui pour faire pièce au nous-autres de l'Homo religiosus
nous sommer de rallier le moi-je de l'Homo economicus qu'on
répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la reconnaissance
civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès, rétrograde
à sa façon, nous donne à choisir entre deux sortes de retour: la
régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus
ou la nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions
tout intérêt à demander à Condorcet, Michelet et Jules Ferry de
revenir faire trois petits tours à la télé. Une République
française qui ne serait pas d'abord une démocratie serait
intolérable. Une République française qui ne serait plus qu'une
démocratie comme les autres serait insignifiante.
Régis
Debray
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