La première partie de l'émission Le gai savoir (8 février 2015) autour des interrogations d'Alexis de Tocqueville sur la démocratie et la tyrannie de la majorité. 12 minutes éclairantes.
France culture : "Le pire ennemi de la démocratie n’est pas la dictature, ni la
vidéo-surveillance, ni la NSA. Le pire ennemi de la démocratie, c’est la
cinquième colonne que constituent les personnages de son rêve quand
elle dort les yeux ouverts, et qu’elle prend pour un sursaut ce qui
relève d’une reddition. En démocratie, le danger vient de l’intérieur :
c’est le dévoiement de l’opinion en censure, ou la dilution de
l’individu dans la foule.
L’opinion publique, aux yeux
de Tocqueville, est à la fois le premier pouvoir, la garantie de la
liberté et le principe républicain garant des libertés individuelles,
contre lequel tout pouvoir se brise. Mais l’opinion publique est aussi
ce qui nivelle et qui uniformise, ce qui prépondère et combat les déviances. Bref, l’opinion publique, c’est la liberté, bien sûr, mais c’est aussi le conformisme."
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Retour à la source :
"Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en
matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et
pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les
pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même?
[…] Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire qu'un peuple, dans les
objets qui n'intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des
limites de la justice et de la raison, et qu'ainsi on ne devait pas craindre de
donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c'est là un langage
d'esclave.
Qu'est-ce donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des
opinions et le plus souvent des intérêts contraire à un autre individu qu'on
nomme la minorité? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la
toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous
pas la même chose pour une majorité? Les hommes, en se réunissant, ont-ils
changé de caractère? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant
plus forts?
Pour moi je ne le saurais le croire; et le pouvoir de tout faire, que je
refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.
[…] Je pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social
supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce
pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui
donner le temps de se modérer lui-même.
La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice
me parait au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit […].
II n'y a pas donc sur la terre d'autorité si respectable en elle-même, ou
revêtue d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et
dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté
de tout faire à une puissance quelconque, qu'on appelle peuple ou roi,
démocratie ou aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une
république, je dis: là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre
sous d'autre lois.
Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a
organisé aux États-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en
Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me
répugne le plus en Amérique, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est
le peu de garantie qu'on y trouve contre la tyrannie."
Alexis de TOCQUEVILLE De la Démocratie en Amérique, vol I (Deuxième Partie : Chapitre VII). 1835
A rapprocher des propos de Raymond Aron, publiés en 1962.
« Tocqueville, à la différence de Marx, et je
pense qu’il avait raison, croit que le mouvement démocratique combiné avec la
société industrielle multipliera les rangs intermédiaires. A ses yeux, les
sociétés démocratiques seront caractérisées par le gonflement du volume des
classes intermédiaires (classes au sens de catégories de revenus). Il y aura de
moins en moins de gens très riches. Il y aura des gens très pauvres, mais le
grand nombre sera au niveau moyen. D’où il conclut curieusement, et tout à fait
contre les interprétations à la manière de Marx, que les sociétés démocratiques
seront agitées et monotones, les hommes se disputeront avec une passion
croissante, mais ils seront peu révolutionnaires. Il concevait une sorte de
médiocrité tumultueuse et sans profondeur. Tocqueville écrit de manière telle
que l’on ne sait pas toujours s’il souhaite que les sociétés démocratiques
soient tranquilles ou révolutionnaires. Il subsiste un certain romantisme de la
grandeur chez Tocqueville et les société bourgeoises où la valeur suprême
serait l’ordre établi ne lui plaisaient guère, mais la tendance non pas vers
l’égalisation des fortunes mais vers la réduction des inégalités extrêmes avec
une masse croissante attachée à l’ordre social, lui paraissait la plus forte.
Dans le spectacle de la société américaine, il avait
été extrêmement frappé par le penchant au conformisme. La société américaine
lui paraissait courir le risque de devenir tyrannique non pas tant par la
montée soudaine d’un despote, mais en raison d’un tyrannie qu’il craignait et
qu’un siècle après nous avons toutes les raisons de craindre, la tyrannie de la
majorité. Il avait constaté que les sociétés démocratiques inclinaient au
conformisme et il répugnait au conformisme intellectuel et moral, même si
celui-ci est l’expression du grand nombre. ».
Raymond ARON, Dix-huit leçons sur la société industrielle.
Gallimard, 1962.